dimanche 19 octobre 2014

Fragmentaire

Dialogue Z, Lee Ufan


 

   

  Je peux me permettre de vous parler encore ? Ça avait l’air si beau ces couleurs vues de loin. Je n’avais jamais vu des vêtements aussi colorés. Je n’aurais jamais imaginé qu’on pouvait en acheter. Nous, on portait du gris. Non, il y avait quelque fois des couleurs. C’était lors des cérémonies. Une fois par an et encore si on était invité. La veille, on nous amenait les costumes que l’on devait mettre. Ils étaient différents selon que l’on était dans les tribunes ou participant. Les participants avaient les plus beaux costumes. C’était des couleurs fluorescentes, vert, bleu et rose, des liserés de plumes, des soieries brodées. C’était comme si on se trouvait confronté à une végétation luxuriante, grouillante. Je les voyais se déployer devant moi ces couleurs, ondoyer. J’applaudissais à en avoir mal aux mains, je frappais du pied sur les gradins. On le faisait tous. Peut-être aussi parce qu’on suivait les personnes dans les allées qui nous donnaient le rythme en marquant de leurs talons et d’une main sur leur cuisse la cadence tandis que de l’autre elles tenaient en laisse leur chien de garde.

  Quand nos clameurs étaient moins fortes, ils nous encourageaient aux vivats. On s’y abandonnait comme à des lames de fond. On suivait leurs regards sur nous, accrochés à nous. Nous dans leurs yeux. Eux dans notre crâne. Et les couleurs continuaient de s’envoler, s’épanouir, se répandre, dégouliner. On sentait qu’on criait de toutes nos forces. Leurs cris dans nos bouches. Le grognement rentré de leurs chiens comme accompagnement. Au plus fort de l’excitation générale, surgissaient alors devant nous, sur la pelouse du stade, des motifs: fleurs, animaux, monuments, chars, canons pointés vers nous qui s’écartaient, après quelques instants, pour laisser la place en leur centre à la face souriante du Dirigeant. Les accompagnateurs passaient alors rapidement un doigt sur leurs bouches comme lorsque l’on passe la main sur le cou pour signifier un égorgement. Et nos sourires fleurissaient sur nos lèvres comme des roses en sang.

  Je me permets de vous parler de ça. Vous avez l’air de douter de ce que je dis, de penser que j’exagère peut-être, que j’imagine sûrement.

dimanche 5 octobre 2014

Nuit dédalique ou le film de la Dame d'Auxerre







  Il s’agissait de gagner le Louvre en passant par la pyramide aux parois de verre teintées de nuit. L’heure appartenait aux touristes égarés dans le silence naissant et aux premiers gardiens de rondes nocturnes. Nous devions vite quitter la scène centrale pour rejoindre les coulisses-ruches des ateliers. Avant que les portes ne se referment, l’entrebâillement dévoilait un groupe de blouses blanches au chevet de toiles inachevées. Après un passage dans notre salle, munis de caméras comme de filets à papillons, nous partions à la chasse aux œuvres.

  C’est elle qui a eu notre préférence : la Dame d’Auxerre, prêtresse fragile et forte d’un temple grec inconnu. Elle nous a ravis et nous sommes rentrées dans sa nuit dédalique.