samedi 31 janvier 2015

Affrontement







 


 


   Je ne sais pas vraiment comment ça a commencé. Je dis ça parce que les gens disent souvent « ça a commencé par- » avant de débuter un récit. Ils essaient ensuite d’exposer leur version de l’évènement en question qui constituerait une hypothèse censée fournir une explication de ce qui est survenu par la suite. Ce que je compte plutôt faire, c’est exposer les circonstances dans tout leur mystère comme ces calligraphies de sinogrammes qui gardent une part d’énigme parce qu’ils sont à la fois des dessins et des mots.

   Le fait est qu’ils se détestaient, ils se haïssaient même chérissant cette haine comme une passion secrète. Le soir, chez eux, parmi les bruits bleus des téléviseurs allumés, des braillements de leurs enfants en bas âge, du bavardage de leurs épouses, ils n’avaient que cette idée en tête. Ils réfléchissaient à ce qu’ils pourraient faire le lendemain pour laisser libre cours à leur sentiment. La nuit même, tandis que leurs épouses, présences massives à leurs côtés, étaient endormies, et qu’eux aussi semblaient avoir sombré dans un sommeil profond, ils pouvaient se relever soudain. Ils ressemblaient alors à des cadavres qui, piqués dans leur repos éternel par une flèche de vie, se seraient relevés de leurs cercueils. Ils disaient : « Oui ça y est, je sais ce que je vais lui faire demain » avant de retomber. Et, le lendemain, après avoir revêtu leur tenue réglementaire, pantalon marronnasse et chemise blanc-bleu épinglée d’un badge plaqué laiton gravé à leur nom, ils s’installaient au volant de l’autobus qu’ils devaient conduire et scrutant l’autre dans son rétroviseur, hochaient la tête d’un air entendu.
   Les passagers qui montaient dans leurs véhicules à ce moment-là auraient pu remarquer un sourire de hyènes retrousser leurs lèvres tandis que leurs regards les traversaient sans les voir, projetés déjà sur leurs territoires. Ils démarraient en trombe atteignant rapidement le maximum de la vitesse autorisée. Fixés sur leur objectif, ils n’entendaient pas fuser autour d’eux : « La porte s’il vous plaît ! » ou autres « Si c’est pour nous faire la gueule quand on dit bonjour, il faut changer de métier.»

   Lorsque leur concentration atteignait son point culminant, qu’ils ressentaient dans leurs tripes, leurs mains sur le volant étaient devenues moites et leurs nuques si raides qu’elles semblaient connectées directement à leur coccyx. Leur bus se croisait à cet instant précis. Ils se fixaient un moment. Ils pointaient ensuite un pistolet invisible sur l’autre en mimant un tir. Le contrecoup d’une détonation imaginaire les faisait se renfoncer dans leurs sièges, la satisfaction sur leur visage. Ils pouvaient alors continuer leur trajet jusqu’au terminus de leur ligne.  

   Une fin d’après-midi d’hiver, alors que la nuit était déjà tombée et qu’ils avaient accompli leur rituel songeant à celui du lendemain, leurs bus se sont croisés dans le dépôt déserté. Ils ont eu un moment de surprise : leurs visages encore plus figés que d’habitude. Leurs mains se sont déplacées en direction du levier de vitesse, leurs pieds ont appuyé sur l’accélérateur. Les véhicules ont déplacé leur masse imposante à toute vitesse en direction du terrain vague près du dépôt. J’avais observé tout ça. Après avoir couru pour les rejoindre, me foulant presque la cheville droite, je les ai vus se faire face. Leurs moteurs ont vrombi dans une surenchère frénétique semblant vanter les capacités de leurs mécaniques respectives. J’ai senti les vibrations sous mes pieds comme si des secousses parcouraient toute la surface du sol. La seconde d’après, les bus passaient devant moi. Ils fonçaient l’un sur l’autre dans une logique d’affrontement définitif, même si cela peut sonner un peu apocalyptique.
   Ça n’a plus été, pendant de longs moments, que fumées noirâtres épaisses, gigantesques flammes jaune-rouge, fracas retentissant de tôles en collision. Des glapissements perçants se faisaient aussi curieusement entendre ; j’y superposais les visages intensément haineux des deux conducteurs déchirés par leurs sourires d’hyènes. Lorsque tout se fut embrasé, engloutissant définitivement toute matière, le silence revint.

   Sur mon lit d’hôpital, je lis l’entrefilet que le journal local a consacré à ces évènements :

Deux autobus ont mystérieusement pris feu dans le terrain vague près de leur dépôt. Les deux conducteurs, âgés de 41 et 45 ans, qui se trouvaient dans leurs véhicules, ont été retrouvés décédés. L’enquête est en cours.

   Si quelqu’un m’avait vu à ce moment-là, il aurait pu me voir sourire à pleines dents, imitant leur mimique d’hyène, parce que je savais ce qu’il leur était arrivé.

dimanche 18 janvier 2015

Sijo de l'après 7 janvier








Cette matinée d'hiver, Place de la Nation,
Emergeant du brouillard de terreur des semaines écoulées
Les feux verts me sont apparus tels des lampions de la mémoire.

dimanche 4 janvier 2015

Raconter des histoires


 " Ayez encore un peu de patience. Les bonnes histoires sont comme les bêtes sauvages. Elles vivent cachées, et pour les voir, il faut rester souvent aux aguets à l'entrée d'un bois. Laissez -moi réfléchir."

Le nain Philippo, Herman Hesse.