lundi 27 juillet 2015

Un fait d'hiver: le rendez-vous




   Une lumière grise poudreuse s’infiltrait dans le salon où étaient assis Sylvia et Georges Bertram. La radio annonçait pourtant une journée d’hiver radieuse malgré le froid. Sylvia avait mis la petite robe noire qu’elle avait lavée, repassée et suspendue dans son armoire en début de semaine et qu’elle réservait pour les occasions importantes. Georges portait le costume beige que sa femme était allée chercher la veille chez le teinturier. Tous les ans, c’était le même rituel. Le 20 février, ils se levaient à 6 h 30, allumaient leur poste de radio et écoutaient les informations, sans dire un mot, en prenant leur petit déjeuner. Ils allaient ensuite se changer ; leurs vêtements ne devaient pas être tachés. Il était alors aux environs de 7 h. Ils s’installaient sur leur canapé en essayant de bouger le moins possible pour ne pas causer un pli. Ils ne s’étaient toujours pas parlé. Comme si une idée avait jailli dans son esprit de façon tout à fait inopinée, Sylvia se levait, allait vers le vaisselier en bois, cadeau de mariage de ses parents, ouvrait un des battants, se saisissait d’un objet se trouvant à l’intérieur et allait se rasseoir. On ne tardait pas à entendre le bruit visqueux de la brosse à poussière adhésive qu’elle appliquait sur ses vêtements et ceux de son mari. Puis à nouveau le silence. La lumière imprimait en biais sur leur visage un large bandeau gris. On ne pouvait pas deviner à quoi ils pouvaient songer. Ils pensaient peut-être à l’instant précis où, il y a vingt ans, on leur avait annoncé la mort de leur fils.

   A 8 h précises, ils se levaient lentement comme s’ils accomplissaient ces actions dans un rêve. Ils jetaient un dernier regard sur leur maison impeccable, avant de fermer la porte, et se dirigeaient vers l’arrêt de bus juste en bas de leur rue. Le visage rigide, ils scrutaient son arrivée.
   A 8 h 05, le bus surgissait en bringuebalant une ou deux personnes tout au plus. Ils allaient alors s’installer à l’arrière du véhicule, sur les sièges du fond. Ils ne fixaient que la route devant eux durant ce trajet. Ils se rendaient au cimetière où se trouvait la tombe de leur fils.  
   A 9 h 05, ils étaient devant la grille d’entrée. Le cimetière ouvrait à 9 h 45. Cela leur laissait le temps, comme toujours, d’aller choisir une plante pour remplacer celle qu’ils avaient apportée l’année précédente et qui serait immanquablement flétrie, aussi friable que si elle avait été faite de poussière retournant à la poussière. Dans la boutique des pompes-funèbres, les attendaient des centaines de gisants, des angelots de porcelaine, des croix avec ou sans Christ, des grappes de fleurs vernies aux couleurs passées, des plaques marmoréennes panégyriques. Ils semblaient alors hésiter un instant au milieu de cette profusion. Ils se dirigeaient, presque en titubant, du côté des parterres de végétation destinés à orner les tombes. Ils semblaient essayer de choisir parmi les massifs de plantes à fleurs multicolores mais ils sortaient toujours de la boutique avec un géranium carmin. De loin, celui-ci ajoutait un aplat de couleur vif sur les teintes ternes de leurs vêtements.
   Après leur achat, les portes du cimetière étaient ouvertes. Ils se dirigeaient avec précaution le long des allées comme si, chaque fois, ils ne les reconnaissaient plus. On entendait leurs pas mesurés sur le gravier ; ils semblaient retarder l’instant de la rencontre.

   Un soir, pendant que Sylvia corrigeait les copies à rendre le lendemain à ses élèves et que Georges lisait le supplément économique du journal, ils avaient senti une présence inhabituelle près de leur pavillon. Ils avaient tout de suite distingué un bruit particulier parmi ceux provenant du voisinage. Ils s’étaient alors figés dans leurs occupations. Puis ils s’étaient dirigés vers la porte d’entrée; derrière, se trouvait un homme dont ils ne retiendraient jamais ni le visage ni le nom.

   Après l’annonce de la nouvelle, ils étaient restés un temps indéfinissable debout dans leur salon. Flottaient autour d’eux les paroles de l’homme : « Je dois vous faire part de quelque chose M et Mme Bertram. Je suis désolé, votre fils est décédé. Nous avons retrouvé son corps hier dans un terrain vague près de son immeuble. Vraiment désolé. » Leur fils parti étudier en ville, leur fils qui revenait tous les week-ends. Ils n’arrivaient pas à le croire. Une absolue sidération.

  Vingt années avaient passées, ils avaient maintenant soixante ans, leur fils en aurait eu quarante. L’intensité de leur douleur s’était estompée mais cette sidération ne les avait pas quittés, d’autant plus que les raisons de sa mort n’avaient jamais été élucidées. Elle ne s’en allait que provisoirement lorsqu’ils se rendaient à leur rendez-vous annuel au cimetière. Sur sa tombe, ils retrouvaient la plaque qu’ils avaient fait graver : A notre fils bien-aimé, tes parents inconsolables. Souvent, ils prononçaient à voix basse ce mot « inconsolables ». Cela les apaisait de le répéter devant lui, devant son corps ; ce mot agissait presque comme un mantra qui semblait les faire entrer en communion avec lui.
   Aujourd’hui encore, ils l’avaient prononcé et ils en étaient hypnotisés, se balançant légèrement d’avant en arrière. On pouvait penser qu’ils exprimaient ainsi leur peine ou voulaient s’en débarrasser. Ils fermaient les yeux. Quelques fois, ils leur semblaient que leur fils leur parlait ; des paroles qu’ils leur arrivaient de pouvoir déchiffrer uniquement dans leurs rêves.

   En cette matinée d’hiver, ils entendirent : « Papa, maman ». Ils scellèrent leurs yeux afin de ne pas perdre leur concentration et leur recueillement. Cela semblait réussir ; ils entendaient de plus en plus distinctement : « Papa, maman ». Ils en étaient secoués. Ils n’avaient jamais perçu sa voix de manière aussi forte ; ils auraient dit, aussi réelle. Puis, ce fut un « Eh, papa, maman ! »
   Ils n’avaient jamais ressenti cela auparavant, une telle communication. Ils ouvrirent les yeux pour se regarder, pour voir si l’autre avait perçu la même chose. Alors qu’ils étaient encore en train de s’épier, ils virent, au même moment, du coin de l’œil, surgir devant eux une masse sombre énorme. Sylvia sortit de son sac à main, d’une main tremblante, un mouchoir et en tendit un à son mari. Ils s’essuyèrent les yeux pour mieux voir. La masse se trouvait toujours devant eux ; elle se dirigeait même dans leur direction. Ils auraient voulu fuir mais ils étaient figés par la peur. Ils finirent par constater alors que ce qu’ils avaient en face d’eux n’était pas qu’une entité informe. Ils distinguèrent, au milieu de ce qu’il fallait bien nommer un enchevêtrement énorme de cheveux, d’abord, des yeux bleus puis une barbe presque de la même dimension que la chevelure, un corps revêtu de guenilles marron-jaune superposées semblant presque organiques et, enfin, une fente rougeâtre qu’ils virent s’entrouvrir pour prononcer ces paroles : « Eh, ben, je suis revenu, p’a, m’an, votre fils Henri, qu’est-ce que vous en dites ? »

dimanche 12 juillet 2015

Le prix de la nouvelle

Les mystères de Harris Burdick, Chris Van Allsburg

Ma nouvelle Une étrange journée de juillet a reçu le 2ième prix du concours national de littérature 2015 de l'Amicale sportive et culturelle de BNP Paribas et a fait l'objet d'une publication dans le recueil rassemblant les textes des autres lauréats. Je rends hommage à une de ses sources d'inspiration le dessin de ChrisVan Allsburg tiré de son album Les mystères de Harris Burdick.

lundi 6 juillet 2015

Solo sax du canal St Denis







Le chant chaloupé du solo sax invisible monte des eaux

Se mêlant au souffle désertique de ce midi sur les quais.

Alternent défilé de passants et péniches solitaires ronronnantes.

A la proue de l’une d’elles, un capitaine accroupi à l’extérieur de sa cabine fume les yeux mi-clos

Solo sax se fait alors plus lancinant.

Il s’immisce dans les accords mimés d’un guitariste assis sur le muret bordant la voie du tramway.

13h au canal, mes papilles poudrées d’aspartame coke, il est temps de rentrer dans le béton.

Solo sax, lui, continue.