lundi 30 mai 2016

Retour fantastique



  Episode 2 de ma série relative aux réceptions transartistiques autour de l’exposition Fantastique ! L’estampe visionnaire : De Goya à Redon qui s’est tenue au Petit Palais du 1ier octobre 2015 au 17 janvier 2016.
 
 
   Je parle à nouveau de caractère transartistique car cette exposition nous donne à voir les correspondances qui ont pu exister entre des œuvres graphiques et des œuvres littéraires emblématiques du fantastique au XIXe siècle. Pour reprendre les termes de Roger Caillois qui a beaucoup écrit sur la fantastique, ce qui relierait ces deux domaines artistiques serait « tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, s'éloigne de la reproduction photographique du réel, c'est-à-dire toute fantaisie, toute stylisation et, il va de soi, l'imaginaire dans son ensemble ».  
 
   Dans les estampes présentées, l’imagination des artistes se déploie bien devant nos yeux ébaubis nous présentant édifices, paysages, scènes et créatures, constituant autant de ruptures d’un ordre établi, mais elles ont souvent une source textuelle : qu’elle soit classique comme l’inspiration biblique dans Le bon samaritain de Rodolphe Bresdin ou contemporaine de la production de l’artiste comme dans les œuvres d’Odilon Redon qui s’inspirent de celles d’Edgar Allan Poe ou de Baudelaire.
 
Le Bon samaritain, Rodolphe Bresdin
 
 
 
Dans un mouvement inverse, la série des estampes Carceri ( Prisons ) de Giovanni Battista Piranesi féconde l’imaginaire sous opium des écrivains anglais Coleridge et Thomas De Quincey.
 
Le Pont-levis des Carceri de Piranesi
 
 
 Plus généralement, le romantisme, qui a impulsé le fantastique, contrant l’ordre rationnel classique, fournit des sujets d'estampes tels la ballade du poète allemand Gottfried August Bürger Léonore pour le peintre Louis Boulanger.
 
Léonore, Louis Boulanger
 
 
Cette exposition réussit à nous montrer que la correspondance des arts prônée par Théophile Gautier fut bel et bien réalisée durant cet âge d'or.
 
 

mercredi 25 mai 2016

Parodille: Boulevard de Belleville

 


Parodie sous forme de pastille de La Perspective Nevski de Gogol.


   Placé au carrefour du boulevard et de la rue de Belleville, l’observateur pouvait contempler la vague humaine sortant de la station de métro se déverser dans les flots de la foule piétinant le bitume du célèbre lieu-dit de Paris. Deux groupes de gens se faisaient alors face avant de fusionner : celui des personnes à l’air découragé ayant travaillé toute la journée et celui des personnes à la mine réjouie s'étant livré à quelque filouterie. Dans ce piétinement continuel, tous retrouvaient leur rôle habituel. Le regard du guetteur s'était posé sur deux personnages, deux amis, deux colocataires d'un logement des hauteurs de Belleville, Alex Saxon et Pierre Copère qui discutaillaient à la terrasse d'un café. L'un musicien, multi-instrumentiste ( guitare, piano, violon, trompette, flûte traversière, cithare) et poète donnait des cours de musique à domicile; l'autre, consultant passionné dans une grande entreprise transnationale, filait de mission en mission réussies.

- Je suis sur le point de réussir à trouver la pureté de l'inspiration qui a inspiré Schonberg, qui a élevé Messiaen... J'étais sur le point de m'endormir quand ça m'a frappé Pierre. Tu ne peux pas savoir, j'en ai été ébloui.

- Hey, mec, tu parles comme le finaliste de l'année dernière de La nouvelle étoile . Ce que tu dis ça me rappelle que c'est la finale de l'émission ce soir. Mais on devrait plutôt faire autre chose ce soir. Tu vois...

- Il faut que je mette de l'ordre dans les idées qui me sont venues.

- T'es un artiste ou pas? T'es pas censé aimer la bringue, la biture, la dope comme ces types, celui qui a écrit Paris est un festin, euh Heminway et Beigbeder, je l'adore ce type. Regarde toutes ces nanas qui passent. Enfin, celle-là, c'est tout à fait mon genre.

Il désignait une petite blonde potelée au visage de poupée en porcelaine. Le regard d'Alex était tombé, lui, sur la silhouette exotique et délicate d'une jeune femme à la peau laiteuse et aux longs cheveux noirs soyeux. Pierre avait remarqué le changement qui s'était opéré chez son ami.

- Ha, ha, je vois que tu n'es plus aussi inspiré par la musique... Mais vas y, mon gars, vas y, demande lui son numéro.

   Sans véritablement pouvoir déterminer la raison qui le faisait agir ainsi, il la suivit à travers les rues montantes de Belleville, ne voyant plus les devantures débordantes, n'entendant plus le brouhaha continuel, il marchait le sourire aux lèvres. Une musique de Chet Baker lui trottait dans la tête.
   Elle s'engouffra dans un vieil immeuble qu'il trouva tout à fait pittoresque, charmant, n'est-ce pas joli ici se dit-il. Il monta les escaliers derrière elle. Arrivé au sixième étage, il lui dit essoufflé: Je voudrais vous... Elle se retourna alors brusquement vers lui et lui répondit:

- Vous n'êtes pas le premier inutile d'insister, je ne suis pas une pute, c'est pas parce que je vis à Belleville que j'en suis une. Vous allez vous barrer sinon j'appelle les flics.

   Il n'eut pas le temps de répondre que la porte avait déjà claqué devant lui. Il s'en approcha et entendit: encore un, en plus, celui-là je crois c'était un vrai taré. Faut vraiment que je déménage, que je décroche un rôle dans une série, parce que là... J'ai un casting chez un producteur la semaine pro...

   Il descendit lentement les escaliers et se souvint tout à coup que la chanson de Chet Baker qui l'avait accompagné était My Funny Valentine. Il était deux heures du matin et il n'avait rien fait de ses grandes idées comme les jours précédents.

lundi 16 mai 2016

Tissages d'artistes: Double Je



Episode 1 de la série des réceptions transartistiques.


   Je débute une série d’entrées dans ce blog sur les réceptions transartistiques. Par réception transartistique , je me réfère, pour cet épisode, non pas au processus dynamique qui concrétise une œuvre d’un âge à un autre en modifiant ses valeurs et son sens mais à celui qui transforme une œuvre d’un art particulier en une réalisation d’un autre art dans un cadre contemporain. Je m'intéresserai avant tout aux interrelations entre la littérature et les autres arts.

   Paraît participer à ce mouvement l’exposition Double Je au Palais de Tokyo qui vient juste de s’achever. Jeux entre littérature, arts et artisanats. Projet transartistique contemporain. Ce sont, en effet, les qualificatifs qui me viennent à l’esprit pour décrire cette exposition. Autour de la nouvelle policière de Franck Thilliez mettant en scène l’énigme du meurtre de l’artiste Natan de Galois se déploient des travaux d’artisans d’art et d’artistes contemporains.
   Concrètement, au niveau de la scénographie, à chaque salle, correspond un chapitre de l’histoire. Dans ces lieux, les objets présents sont tous le fruit d’une collaboration entre un artiste et un artisan d’art qui se sont emparés de l’univers représenté dans le récit. Ce qui m’a particulièrement intéressée est la transposition qui s’est opérée d’un art à un autre : une motif littéraire engendrant des matérialisations artistiques. Il y a, semble-t-il, changement de mode : de l’immatériel au matériel mais le sens n’est pas altéré.
    La seule incohérence de cette transposition transartistique se trouve au niveau de la dernière salle  "Cinéma ". Celle-ci comporte trois installations, donnant à voir les rencontres fortuites d’étendoirs à linge et de bustes en plastique voire des premiers avec une télévision que j’ai eu du mal à relier avec l’intrigue policière. Sont également diffusés dans cet endroit des reportages sur la collaboration entre les artisans et les artistes ainsi qu’un court-métrage inspiré par l’histoire.


  
En dehors de cette incongruité, il m’a semblé qu’il s’agissait d’une réception transartistique efficace. Les lecteurs de la nouvelle de Thilliez qu’ont été les artisans et les artistes contemporains se sont emparés de certains de ses éléments pour leur donner une incarnation. La plupart du temps, cette appropriation concerne des objets mentionnés dans la nouvelle comme la moto ou la voiture ou le dispositif d’impression 3D, dont la modélisation est commandée par la voix.





 Mais elle porte aussi sur l’atmosphère que dégage le récit et la personnalité des personnages que rendent respectivement les éclairages des différents lieux et, à nouveau, certains objets tels les livres choisis.




  La transposition de la nouvelle dans son ensemble laisse portant a priori une impression générale de décors de cinéma qui auraient été élaborés par un réalisateur soucieux du moindre détail, en l’occurrence ici le scénographe ou le commissaire d’exposition. La réussite tient à ce que chaque élément de ce « décor » véhicule la vision de l’histoire de l'artisan d’art et/ou de l'artiste qui l'a conçu et se conjugue avec les autres visions artistiques au service de celle de l’écrivain.

   Pour parler de la nouvelle de Franck Thilliez en elle-même, elle met en scène de façon habile un motif littéraire bien connu dans la littérature fantastique celui du double qui se combine avec celui des affres de la création dans une mise en abyme rondement menée. J'ai trouvé que c'était une intéressante variation et une singulière expérience artistique.

 


lundi 9 mai 2016

Rien: conte étrange




Parodie de  Zéro et de Tout, contes fantastiques de Balzac.

 
Elle était née- par césarienne, elle n’avait pas causé de douleurs à sa mère.
Elle était devenue athée- elle avait pu choisir entre le protestantisme, le catholicisme, l’islamisme, le bouddhisme, le végétarisme.
Elle avait grandi sous les néons- elle baignait dans la lumière bleue de la télévision et de son ordinateur cinq heures par jour.
Elle avait connu une séparation amoureuse à vingt ans- elle avait envoyé son message par email.
Elle avait connu une autre séparation amoureuse à trente ans- elle avait envoyé son message par sms.
Elle avait acquis son indépendance- elle avait fini de rembourser le crédit étudiant pour son école de commerce.
Elle s’était mise à la photographie et au cinéma- elle avait ouvert un compte Instagram.
Elle avait décidé d’écrire- elle participait à des ateliers d'écriture et avait créé un blog.
Elle voulait s’engager- elle avait acheté un appartement avec son compagnon et partageait des pétitions sur Facebook.

C’était la génération Y, grisonnant déjà dans certains de ses membres, se dirigeant vers sa tombe le casque aux oreilles et les mains collées au portable.