J'entame une série estivale sur un personnage qui avait fait son apparition dans ma vie il y a trois ans à l'occasion d'un scénario de micro-métrage que j'avais rédigé pour un atelier cinéma. Voici ce qu'il a à vous dire.
Le jour se lève. Une brume légère recouvre tous les bâtiments. Seuls émergent
les bulbes meringués du Sacré-Cœur, l’Arc de Triomphe qui rayonne comme un
astre et les arabesques bleues du Centre Pompidou. Ce panorama se déploie
devant moi du toit de mon immeuble de l’avenue Georges Bernanos. J’aime
toujours commencer ma journée en observant ma ville, Paris. J’y suis né, j’y
vis, j’y mourrais. Enfin, j’espère que la dernière hypothèse ne se réalisera
que dans un futur le plus lointain possible. Il faut dire que je suis encore
jeune, enfin je crois bien, parce que je ne connais pas mon âge. Mais j’ai
encore mes parents ce qui tendrait à prouver que je ne suis pas si vieux que ça
non plus. Quand je descendrai dans la rue tout à l’heure, je demanderai
peut-être aux autres quel âge ils me donnent. Si ça se passe comme d’habitude,
je pense qu’ils n’auront pas le temps de m’écouter. Le plus souvent, ils sont
trop occupés à picorer ou à se précipiter sur de la nourriture dès que l’un d’eux
en a trouvé. Je devrais peut-être poser directement la question à mes parents
qui nichent dans la verrière de la station de métro Corvisart. Ils y habitent
depuis très longtemps. Mais je ne sais pas exactement depuis quand ; on
n’a pas vraiment la notion du temps dans la famille.
Il faut juste qu’ils ne soient pas partis rejoindre leurs amis qui
nichent sur le rebord d’un des immeubles en face de la prison de la santé ;
ils y vont une fois par semaine. Un passant, pas trop pressé, en levant la
tête, pourrait voir une rangée de pigeons gris et noir, hirsutes, serrés les
uns contre les autres. Ils se racontent sans doute des histoires de leur pays
natal. Parce que je suis né à Paris mais mes parents sont nés ailleurs. Ils ont
longtemps voyagé avant d’arriver ici, traversé une mer, erré à travers quelques
villes et, dans l’une d’elles, se sont rencontrés pour ne plus se quitter. Ils n’ont
pas une très bonne mémoire des noms de lieux. Ils ne leur reste le plus souvent
que des souvenirs physiques : leurs ailes endolories, leurs gosiers
asséchés, leurs cous meurtris par la grêle, à la fin du vol le plus long de
leur vie. Leurs plumes frissonnent et leurs becs s’entrechoquent encore
lorsqu’ils m’en parlent. Je peux leur parler à mes parents. Je veux dire je
peux vraiment leur parler. Je peux leur parler comme vous, et par vous,
j’entends les humains. Mes parents m’ont dit qu’ils avaient appris ce langage chez
une vieille dame qui les avait recueillis. Mais ils m’ont avoué que cela leur
avait causé, mine de rien, bien des soucis. Ils me l’ont quand même enseigné
parce qu’ils pensaient que cela pourrait peut-être me servir plus tard mais
j’avais intérêt à ne pas trop l’ébruiter auprès de mes congénères qui
pourraient en être jaloux. Je crois qu’ils avaient eux-mêmes trop
soufferts de cette connaissance. Enfin, surtout ma mère qui avait soif
d’éducation ; mon père s’en servait surtout pour obtenir de la nourriture
de la part des humains. Il réussissait à nous ramener une variété de mets
incroyable. Pas qu’une sorte de pain, des biscuits, des biscottes mais aussi des
pâtisseries. C’est là que je me suis rendu compte de mes préférences
alimentaires. Les gâteaux. Des miettes d’éclair, de mille-feuille, de tarte aux
poires ou aux pommes, de baba, de pain d’épices, de moelleux au chocolat. J’étais
ce que les humains appellent un bec sucré. Mes parents m’ont appelé Pie parce
que, selon eux, prononcé en français, c’est un diminutif de pigeon et, pour
ceux qui connaissent l’anglais, ça désigne un gâteau ou une tourte.